Ce qui n’était au départ qu’une plaisanterie de ce cher Alphonse Allais s’avérera être l’une des grandes affaires de la peinture du XXème siècle. Replaçons-nous dans l’époque en cette fin du XIXème, Manet présente ses personnages sur des fonds en aplat, Cézanne invente l’inachevé comme valeur plastique, les Nabis (particulièrement Félix Vallotton) s’inspirent des estampes japonaises pour synthétiser les formes, il est logique que, et même par boutade, l’on se demande si un jour un peintre ne recouvrira pas sa toile d’une couleur monochrome…
Les Demoiselles d’Avignon de Picasso sont les petites soeurs des Baigneuses de Cézanne dans leur volonté de géométriser et de synthétiser les formes, la peinture commence à parler peinture, lignes, formes et couleurs composant la toile. Le sujet devient de plus en plus secondaire, il faut dire que la photographie se charge depuis 1826 de documenter le réel, la peinture ne peut rivaliser avec une machine. Les expositions des Cubistes vont être organisées à Paris, Berlin, Moscou, toute l’avant-garde internationale va leur emprunter un peu de leur révolution pour créer une myriade de styles – verront le jour en ces années l’Orphisme, le Futurisme, la Section d’Or, le Cubo-futurisme, le Constructivisme entre autres – et faire progresser visuellement et intellectuellement la peinture.
Les Russes sont en ce début de XXème siècle les grands pionniers en art, un art qui va bientôt servir une Révolution. Ils vont vite intégrer l’avant-garde européenne, s’en approprier et la transformer à leur goût plus oriental. Ils vont inventer une nouvelle façon de peindre, d’écrire mais aussi d’éduquer, de se vêtir, une Révolution politique et sociale comme celle de 1917 ne se fait pas en haut de forme et redingote. Ces pionniers sont aussi des pionnières, elles s’appellent Gontcharova, Popova, Exter et accompagnent Malevitch, Rodtchenko et Tatline dans ce changement de société. Du Cubo-futurisme, ils vont passer au Constructivisme et vers 1913 ils mettent mettent le pied sur une planète jamais explorée, celle de l’Abstraction.
Kazimir Malevitch est le guide de cette avant-garde russe qu’on appelle le Constructivisme, prônant un art construit, résolument moderne et à l’écoute des bouleversements sociaux, politiques et économiques dans une société russe qui passe sans transition de l’ère agricole à l’ère industrielle. Malevitch invente un style particulier qu’il appelle le Suprématisme qui est un Constructivisme aux visées plus spirituelles. Malevitch repense la peinture, se pose des questions sur la pertinence d’un art manuel dans une société mécaniste, son Suprématisme est une quête au-delà de l’art, l’on n’est pas étonné de ses recherches sur la conquête spatiale 50 ans avant qu’elle ne se réalise. Plastiquement parlant, à force d’épurer ses constructions picturales et en songeant à l’art russe qui est celui des icônes il peint Quadrangle (carré noir sur fond blanc) en 1915. Pas étonnant non plus qu’il l’installe à l’angle de deux murs comme on peut le faire dans les maisons là-bas, lors de cette incroyable exposition qu’est 0,10 dans une Russie qui sort à peine du tsarisme.
Malevitch ira encore plus loin sur ces terres vierges en peignant son Carré blanc sur fond blanc (1918), Rodtchenko quant à lui déclarera la mort de la peinture avec son Triptyque rouge, jaune, bleu (1921). Aucun artiste n’a « inventé » l’abstraction, disons qu’une approche plus formelle de l’art y a mené et ce depuis Cézanne. Le Cubisme a fait beaucoup dans ce sens, pensons au cubisme analytique vers 1910 où personnages et objets sont de moins en moins figuratifs. Les pionniers de l’Abstraction à partir de 1912-13 s’appellent Wassily Kandinsky, František Kupka, Robert & Sonia Delaunay, avec ces derniers l’expérimentation tous azimuths a pris le pas sur la représentation purement picturale et s’exprime en panneaux décoratifs, tapis, vêtements, décoration de voitures. A ce moment de l’Histoire de l’Art beaucoup annoncent l’informel sans s’y aventurer pleinement, que l’on pense à Matisse ou Picasso.
Chaque abstrait a suivi son chemin propre, si pour Malévitch c’était via Cézanne et l’iconographie orthodoxe, pour Kandinsky Monet et la composition musicale, pour Mondrian (Piet Mondriaan) ce sera via la déconstruction progressive d’un arbre jusqu’à aboutir au Néo-plasticisme, doctrine plastique à partir des trois couleurs primaires en un certain sens ordonnées, qu’il met au point avec l’aide des autres artistes du groupe De Stijl comme Van Doesburg, Oud, Rietveld ou notre Anversois Georges Vantongerloo. Comme les Constructivistes russes, les néo-plasticistes hollandais débordent largement du cadre de la peinture et créent sculptures, mobilier, architecture privée et publique, comme le Bauhaus un peu plus tard.
Dans l’entre-deux-guerres, l’art abstrait va envahir le monde, et une guerre des styles va s’engager entre abstraits géométriques (tendance Mondrian) et abstraits lyriques (tendance Kandinsky), qu’on appellera aussi apolliniens et dionisyaques selon que leur peinture soit froide ou chaude, mathématique ou exubérante. Citons quelques grands abstraits de cette époque parmi une pléthore: Otto Freundlich, Władysław Strzemiński, Willi Baumeister, El Lissitzky, Hans Hartung, Kurt Schwitters ou Victor Servranckx et Michel Seuphor chez nous. Et l’on voit que l’abstraction est sortie depuis belle lurette de son cadre et qu’elle va occuper l’espace jusqu’à envahir celui des grandes expositions internationales.
Mais revenons à nos monochromes. Si l’on repense au Carré noir sur fond blanc de Malevitch, il s’agit sans doute de l’oeuvre la plus réaliste jamais réalisée car nous avons affaire à un vrai carré noir sur un vrai fond blanc. Aucune peinture figurative, aussi réaliste soit-elle, ne pourra rivaliser avec l’hyperréalisme de ce carré noir. La figuration ne sera, et à jamais, que représentation – souvenons-nous du Ceci n’est pas une pipe de Magritte. A propos de Magritte et des monochromes, il nous propose dans L’image parfaite (1928) un bel exemple d’image aux interprétations multiples qui plaira à la fois aux amateurs de formes et de sens. Qu’elle est-elle cette image parfaite? L’ensemble du tableau ou ce que regarde la femme? Regarde-t-elle par une fenêtre la nuit ou un tableau peint en noir? L’image parfaite ne serait-elle pas ce monochrome noir, concrétion de toutes les images du monde ou l’image idéale que chacun de nous a en tête?…
Le monochrome va refaire surface après guerre, principalement aux Etats-Unis, nouveau monde champion de l’Abstraction avec l’Ecole de New-York et des artistes tels Pollock, de Kooning, Kline, Gotlieb et tant d’autres. Les deux grands artistes qui se pencheront sérieusement sur le sujet sont Barnet Newman et Ad Reinhardt, deux peintres et théoriciens, partis à la quête de l’infini au plus profond des abysses de la peinture. Newman pose la bonne question: « Qui a peur du rouge, du jaune et du bleu? » Comment se fait-il qu’encore aujourd’hui l’on s’insurge d’un peintre qui recouvre une toile de couleurs? Newman joue, comme Matisse avant guerre, sur le poids des couleurs, leurs intensités respectives, leur rapport et leur mise en tension. Reinhardt se joue des mille nuances d’une même couleur sur une toile, de couches en sous-couches, et ce que l’on prenait pour un monochrome s’avère être une architecture de subtiles nuances de noirs bleutés – voyez l’Abstract Painting 5 de 1962.
Des peintres nous enveloppent d’un voile de couleurs (Mark Rothko), découpent des pans entiers de bleu (Elsworth Kelly), se consacrent à l’exploration d’une seule couleur ou presque, le noir pour Pierre Soulages, le blanc pour Robert Ryman. Dans les années 60, Lucio Fontana continue son exploration de la surface picturale – y a-t-il quelque chose entre le papier peint et le mur? – avec ses Concerts spatiaux tandis que la jeune Yayoi Kusama maille jusqu’à l’obsession sa peinture d’infinis filets monochromatiques et de myriades de pois qui dansent la polka….
Le monochrome a quitté depuis longtemps son cadre et continue aujourd’hui encore son expansion. Dans les années 1970, Dan Flavin le diffuse en néons, on s’aventure dans les espaces cinétiques de Jesus-Raphael Soto, Jan Fabre hachure de bic bleu de larges papiers, des chaussons de ballerines, tout un château. L’oeuvre d’Anish Kapoor, tout autant sculpturale que picturale, est une expérience de nos perceptions, celle d’Ann Veronica Janssens nous enveloppe d’une fine brume de lumière. L’illustrateur et spécialiste du non-sense Glen Baxter sort un charmant petit livre sous forme d’un leporello: Ominous Stains dans lequel le monochrome est intégré à une histoire. James Turrell construit des observatoires juste pour contempler des morceaux de ciel bleu ou Spencer Tunick déshabille des milliers de quidams qui se recouvrent de peinture dans des « événements » que diffusent les « influenceurs » des « réseaux sociaux ». Et pour ne pas terminer sur une collection de guillemets, fussent-ils bleus, je vous propose un dernier monochrome, drôle et juste en nos périodes de crises, celui de Jacques André et son Bleu Onem… (F.L.)
Broyer du bleu 